Les Lunettes d'or et autres histoires de Ferrare, de Giorgio Bassani (1958)
Ce recueil de nouvelles a pour cadre la ville de Ferrare dont il fait l'espace provincial par excellence, celui où tout rêve de gloire, de sublime et d'amour s'éteint rapidement, à supposer qu'il puisse vous effleurer.
A travers un jeu narratif de focalisations différentes, il permet d'ébaucher des interprétations, mais ne va jamais jusqu'au bout de la démonstration, nous laissant toujours dans le doute quant à notre jugement sur les personnages, en présentant leur psyché par une narration externe : amoureux ou pas ? animés de bonnes intentions ou pas ?
Mais, même quand ils obtiennent ce qu'ils cherchent (le mariage, par exemple), leur destinée semble étrangement inaccomplie, frustrante, même pour les plus sommaires des personnages. L'auteur parvient à instiller le doute à ce sujet.
Titres des nouvelles : "Le Mur d'enceinte" (l'enterrement d'un père), "Lida Mantovani" (atavisme des mères célibataires que des fils de famille ont fait marcher), "La Promenade avant dîner" (origine et conséquence d'un mariage entre un médecin juif et une paysanne), "Une plaque commémorative via Mazzini" (le retour d'Auschwitz d'un juif après guerre dans sa ville où il a été inscrit par erreur parmi les disparus), "Les dernières années de Clelia Trotti" (vous vous contenterez du titre, je n'ai pas vraiment compris l'objet du récit), "Une nuit de 43" (onze habitants de Ferrara ont été sommairement exécutés par les fascistes une nuit ; après guerre, on cherche un témoin de l'affaire), "Les lunettes d'or" (chronique des différentes exclusions sociales pendant la guerre à travers le cas d'un médecin homosexuel), "En exil" (quelques pages sur des retrouvailles amicales).
J'ai été obligée d'arrêter de lire la Préface, pourtant très intéressante, de Dominique Fernandez, car il racontait trop en détail les nouvelles sous prétexte d'analyse. Une fois de plus, je m'étonne de cette manie de placer en préface ce qui aurait sa place en postface ou en commentaire. Personne ne lit donc plus les thèses de Cioran ?
En bilan de lecture, je dirai que, même si je salue cette démarche narrative qui permet d'exposer la thèse qu'on ne connaît jamais vraiment, dans un récit réaliste, les motivations d'un personnage en narration externe, et les thèmes douloureux de la guerre, de l'antisémitisme, je n'ai pas été convaincue des talents de conteur de Bassani, car je me suis ennuyée en lisant la plupart des nouvelles. Pour "Les Lunettes d'or" où un personnage finit par être le narrateur, cela apporte un peu d'oxygène et je comprends que cela ait pu donner un film. Une chose amusante, c'est que les nouvelles communiquent entre elles : les personnages sont réexploités de nouvelle en nouvelle ; au premier plan dans l'une, ils sont figurants ou cités dans l'autre ; nous n'en finissons plus de passer Via Mazzini, Corso Giovecca, etc. et c'est très dépaysant. J'ai la curieuse impression de connaître Ferrare comme ma poche à la fin de la lecture !
Citations :
"Et de fait, à ce propos, quand, en 1904, le petit et blond Ruben mourut d'une méningite, âgé de six ans seulement, ce n'avait été une surprise pour personne, une heureuse surprise, qu'Elia, contrairement à son habituelle insouciance en matière de religion (cette même insouciance, oh! bien sûr, qui, comme pour reconnaître les indéniables "vertus de mère et d'épouse" de Gemma, devait l'amener, en 1925, quand il s'avéra que le cancer dont elle était atteinte était incurable, l'amena à l'épouser devant le curé de San Giuseppe, convoqué d'urgence, et à cause de qui elle avait repris ces derniers temps les pratiques religieuses interrompues depuis sa jeunesse : car Elia n'était pas, finalement, l'homme sec et insensible, le monstre d'égoïsme qu'il pouvait sembler être parfois, mais au contraire, etc.) : n'était-ce pas vraiment consolant, pour eux tous, qu'il eût insisté pour que son second enfant fût enterré près de son grand-père Salomone, dans le vieux cimetière israélite, ce cimetière si intime, si calme, si vert et si bien entretenu ?" (extrait de "La promenade avant dîner", exemple de longue phrase, très malicieuse, car l'auteur donne l'horrible impression au début que l'"heureuse surprise" serait la mort de l'enfant, alors qu'il s'agit de son enterrement en terre israélite).