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5 juin 2015

Amour, Colère et Folie, de Marie Vieux-Chauvet (1968)

amour-colere-folieDéniché au hasard à l'Alinéa en prévision de mon propre anniversaire, tout simplement parce que je cherchais un auteur dont le patronyme commençait par V pour mon Challenge ABC 2015, cette réédition d'une trilogie parue en Haïti en 1968, autocensurée et oubliée (en tout cas, par ceux qui me parlent littérature habituellement), est une grande découverte de cette année pour moi.

AMOUR : En Haïti, les trois soeurs Clamont, Claire, 38 ans, Félicia, 30 ans, Annette, 22 ans, propriétaires terriennes, vivent ensemble dans leur maison familiale comme les soeurs O'Hara pouvaient vivre à Tara, post bellum, la gêne financière en moins, mais le huis-clos pesant en plus. Nous voyons les événements par les yeux brûlants de passion cachée de l'aînée, quadragénaire et vierge, comme elle se définit, qui s'est interdit de vivre par honte de sa peau noire, dont elle est la seule à porter l'atavisme dans une famille au métissage oublié. Elle brûle pourtant d'amour et de désir pour son beau-frère venu de France et vit ses sentiments, son désir de sexe et de maternité, par procuration. Elle porte aussi en elle une grande haine pour les oppresseurs politiques et voit les mendiants espions comme on pourrait voir des zombies dans un roman fantastique : avec horreur, dégoût et crainte. Claire est la seule narratrice et l'expression sans fard de sa passion et de sa souffrance, dénuée désormais de toutes les censures, de tous les tabous qui l'ont fait passer à côté de sa vie, m'a bouleversée.

Citations :

  • La peur est un vice, elle s'enracine quand on la cultive. Il faut du temps pour en guérir.
  • Poussez de hauts cris si jamais ce manuscrit vous tombe sous les yeux ; traitez-moi d'impudique, d'immorale. Assaisonnez-moi d'épithètes injurieuses si cela peut vous soulager, mais vous ne m'intimiderez plus.
  • Je suis peut-être stupide, ajoute-t-il, mais je n'arrive pas à transiger avec ma nature, je n'arrive pas à accepter de m'enrichir par de tels moyens. C'est démodé, j'en conviens, car le vol, l'exploitation sont devenus monnaie courante. (...) J'ai trimé dur toute ma vie. Jamais je n'ai accepté de tremper dans une combine. C'est au-dessus de mes forces.
  • Comment lui expliquer que les inférieurs seuls, à quelque couche sociale qu'ils appartiennent, prêtent l'oreille aux cancans ? Ce serait à la fois imprudent et inutile.
  • Que de crimes parfaits, de trahisons sans faiblesse nous portons en nous ! Nous n'avons de courage pour vraiment vivre qu'intérieurement, et c'est heureux.

COLÈRE : Dans "Colère", au contraire, on a affaire à un récit polyphonique très élaboré : narrateur externe en première partie sur une vingtaine de jours qui ont l'air d'années, avec différentes focalisations internes ; en deuxième partie, on aura plusieurs narrateurs internes, ce qui relancera l'intérêt.

Dans une ambiance de malédiction, une famille petits cultivateurs et employés, comportant un enfant infirme, un vieillard, jeux jumeaux garçon et fille, destinés à de brillantes études, en plus du couple parental, voient leurs terres confisquées par les miliciens de la dictateur (ces mots ne sont jamais écrits, Vieux-Chauvet commet le prodige de toujours être dans l'euphémisme et l'hyperbole, voire la métaphore dans "Folie", mais il faut vraiment le savoir pour penser qu'elle songe à la dictature de Duvalier, qu'elle nomme encore moins). Le père de famille décide d'aller rencontrer un avocat pour plaider sa cause auprès du maître des opérations et apprend allusivement que le prix du rachat sera la prostitution de sa fille...

La question est de savoir quelle est l'attitude la plus raisonnable, louable, même si ces deux adjectifs, en eux-mêmes, contiennent déjà leur réponse : pactiser, transiger, aller jusqu'à la soumission contre une garantie qu'on ne perdra pas plus de plumes, ou se révolter, même quand la révolte n'a aucune chance d'aboutir dans un contexte où tous sont paralysés par la peur et l'envie d'être oubliés ? Colère d'être soumis, de différer sa révolte ? Colère de la révolte, colère des désirs inassouvis. Tous les personnages, principaux ou secondaires, ont soif de revanche.

Citations :

  • J'en ai assez de vivre dans la crainte superstitieuse de voir retomber cette malédiction sur la tête de mon frère. Il ne mérite pas cela. Je lutte mais avoir la conviction que la justice n'est pas de notre côté. De quel droit possédons-nous des biens ? De quel droit sommes-nous des privilégiés alors que ceux de mon paysan de bisaïeul a bien dû exploiter la misère des pauvres qui pillaient son jardin et qu'il faisait fouetter sans pitié, la misère des mendiants qui ont endossé l'uniforme, la misère de celui qui se venge sur moi d'avoir toute sa vie été repoussé par les femmes qu'il désirait.
  • A celui qui t'a blessé, ne montre jamais que tu saignes.

FOLIE : Le vaudou, nommé dans "Amour", est esquissé dans "Colère"... Il va être au premier plan dans "Folie". On reparle des loas, on nomme Legba et tout l'attirail de l'oratoire vaudou vous saute aux yeux dès les premières pages. Espris forts ou religieux, on tiendra compte de leur présence. Même le poète indécis, André, n'osera les profaner malgré sa soif.

L'épigraphe de "Folie", tirée d'un texte de Diderot, donne l'acception du mot "folie", l'apparente au titre de "fou du roi" et ébauche une comparaison avec le mot "sage".

C'est un nouvel huis-clos, devant une invasion de rats, avec une ambiance onirique de sorcellerie où des cadavres humains semblent ceux de chiens, et vice-versa, où une lettre disparaît inexplicablement, où les cicatrices ne proviennent pas d'où l'on se souvient. Rats, mais aussi diables. Les diables sont métaphoriquement la milice de Duvalier, mais le récit ne les traite pas en métaphore assumée, un peu comme dans La Peste, de Camus, où je trouve l'interprétation commune assez plaquée. Elle l'est moins chez Vieux-Chauvet, mais je crois qu'elle tient beaucoup à cette ambiance surnaturelle et ne veut pas la gâcher en tombant trop nettement dans l'aplogue.

Le livre II est présente des dialogues dramatisés où les visions de René sont partagées par ses amis poètes. L'histoire est vraiment poignante : toute la beauté d'Haïti, des coeurs, de l'amour est mangée par des imbéciles armés et terrorisés à l'idée d'un complot, autant que le fou est terrorisé par les diables.

C'est magnifiquement construit ! Vieux-Chauvet est une romancière de premier plan !

Citations :

  • Moi, le poète inoffensif et rêveur
  • J'écrivais déjà des poèmes, je déclamais ceux des auteurs français et parfois aussi les miens, mais je ne savais rien faire d'autre. Paresseux ! me crie-t-on dans les rues. Suis-je paresseux ? Il m'arrive de passer des nuits devant un cahier, écrivant, raturant, détruisant pour recommencer inlassablement. Suis-je paresseux ?
  • A qui la faute, maman ? Après ta mort, la vie m'a sauté dessus et m'a enfourché comme un cheval.
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