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13 mars 2024

Noire : la vie méconnue de Claudette Colvin, de Tania de Montaigne (2015)

A l'occasion de la venue de Tania de Montaigne dans mon Lycée et de certaines classes présentant Noire sur leur liste de Baccalauréat, sans compter mon intérêt pour l'autrice et la question (j'attends avec impatience de passer à L'Assignation, en deuxième partie du volume), me voilà en train de lire à toute vitesse cette œuvre.

On a beaucoup parlé de Rosa Parks, mais la première et la première fois, Rosa était descendue du bus sans faire d'histoire après que le chauffeur s'était offusqué qu'elle entre par l'entrée des Blancs. Elle s'était "juste" mise à militer ensuite et avait boycotté à titre individuel le bus quand elle voyait que le chauffeur avec lequel elle avait vécu sa mésaventure conduisait. C'est quand Claudette Colvin, adolescente, a réellement refusé de se lever d'une place à l'intérieur du bus jusqu'à ce que le chauffeur la fasse évacuer par deux policiers et qu'elle est ensuite allée alerter l'association où était Rosa Parks, que la situation a réellement commencé à parler aux militantes. Le féminin du mot "noire" prend alors tout son sens. Ce sont les femmes militantes qui ont mis le détonateur légal, ont pétitionné, écrit au directeur de la compagnie des autobus de Montgomery, puis au maire. Notamment une certaine Jo Ann Gibson Robinson, qui a écrit certains des documents dont Tania de Montaigne, ancienne élève de l'École des hautes études internationales et politiques, nourrit sa bibliographie et qui a fait un travail énorme, invisibilisé aussi, en amont de ce qui sera l'affaire Rosa Parks.

J'ai aimé la manière dont l'autrice choisit de marquer par des italiques le moment où les militants ou les personnes impliquées dans cette affaire deviendront des personnages, des icônes, qu'elle pourra alors nommer en italiques. Ainsi, quand le moment sera venu de faire éclater l'affaire... non, ça ne sera pas le moment où la pauvre Claudette Colvin passera en jugement, ni pour son appel ; enceinte, disqualifiée pour le titre d'icône de la cause, qu'il faut pure et sans reproche, on l'oublie. Le moment viendra quand Rosa Parks montera par inadvertance dans le même bus conduit par le même chauffeur que la première fois et qu'on inventera cette histoire de pieds douloureux, regrettable bémol à un désir d'égalité légitime à lui seul pour ne pas se lever... Bref, on la repeint en pauvre créature usée, effacée, douce mais ferme et voilà Rosa Parks, protégée (entrée des hommes, plutôt conservateurs et peu tentés jusque-là de risquer une rupture du dialogue avec l'autorité blanche ségrégationniste, et au contraire occupés à donner des gages de soumission) par un jeune pasteur nouvellement arrivé à Montgomery, Martin Luther King Jr. Il n'a pas encore ses italiques, on attendra que l'affaire devienne fédérale puis nationale.

Le récit est magistralement rapporté, sa construction est séduisante ; traiter la manière dont ce boycott aboutit ne détourne pas Tania de Montaigne de sa mission de désinvisibilisation des femmes en général, de Claudette Colvin en particulier, notamment même de sa réhabilitation car elle fut très largement calomniée et, pour finir, méconnue. A lire, vraiment.

Citations :

  • Chez les noirs, beaucoup, résignés, jugent sûrement [l']attitude [de Claudette] dérisoire et infantile. Ils voudraient qu'elle comprenne que tout ça ne fait que les retarder, pour rien, que tout ça ne fait que les rendre visibles alors que c'est l'invisibilité qui les protège. Pour eux, ne pas faire de vagues est encore le meilleur moyen de s'en sortir. (...) "Ça n'est pas bon pour "nous"." Qui est ce "nous" ? Nous n'en savons rien mais nous pensons désormais qu'il faut en tenir compte. Nous ne "nous" envisageons que parfaits et irréprochables. Ça y est, nous avons intégré la pensée raciste, elle modifie notre regard comme une paire de lunettes aux verres déformants.
  • Claudette a gagné la première manche, elle est en un seul morceau, vivante, ni battue ni violée. Mais sortir de prison ne suffit pas, toute la nuit, le père de la jeune fille attend, un fusil à la main, qu'arrivent les hommes du Ku Klux Klan. Après tout, en une journée, Claudette a défié un chauffeur et deux policiers, trois hommes blancs, c'est plus qu'il n'en faut pour être lynchée.
  • A l'autre bout de la ville, Martin Luther King pèse le pour et le contre avec sa jeune épouse Coretta (...). Il est vrai qu'à ce moment, il y a plus à perdre qu'à gagner. Martin Luther King a vingt-six ans, nommé depuis seulement un an à la Dexter Avenue Baptist Church, son premier poste, il vient d'être père, sa fille n'a même pas un mois, et le risque de se faire tuer est bien réel. On ne meurt pas pour une couturière de Montgomery qui a fait sécession dans un bus, pas encore. Pourtant, il accepte.
  • Je ne sais plus comment j'ai appris que vous étiez en vie, mais je me souviens m'être dit alors que, quelque part aux États-Unis, vous parliez, riiez, arpentiez les rayons d'un supermarché Walmart un Caddie à la main, comme n'importe qui, comme tout le monde. (...) Lorsque j'ai voulu vous parler, vous voir peut-être, vous m'avez fait répondre que vous ne souhaitiez plus être dérangée, que tout avait été dit, et qu'à présent, vous comptiez retourner dans le silence qui vous avait toujours accompagnée.
  • Aujourd'hui, vous avez soixante-quinze ans et, lorsque je vous regarde, je me dis qu'il fallait être quelqu'un pour être celle qui n'était pas Rosa Parks.

L'épilogue à lui tout seul mériterait d'être cité : allez donc le lire ! après avoir lu ce qui le précède !

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Commentaires
D
J’aime beaucoup Tania de Montaigne, depuis longtemps. Je me souviens d’elle, sur Inter, et je ne manque jamais ses papiers dans « Libé ».
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D
Je l'ai vue aussi à la Grande Librairie et c'était vraiment très intéressant.
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