Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce (1990)
Louis, 34 ans, fils de Louis, l'aîné de la famille parti depuis douze ans, revient dans sa famille pour y annoncer sa mort prochaine. Il y retrouve sa mère, son frère Antoine devenu l'aîné, y fait la connaissance de Catherine, sa belle-soeur, maman de neveux qui ne sont pas là, et Suzanne, sa petite soeur de 23 ans qui l'a très peu connu. Comme le divulgache la 4ème de couverture, que je vais imiter, il repartira sans rien leur avoir avoué.
J'avais déjà lu deux pièces de Jean-Luc Lagarce et, à l'époque, ça m'avait paru tellement insupportable que j'avais même renoncé à participer à un stage de théâtre contemporain, alors que j'aimais beaucoup ça, parce qu'on travaillerait sur ses textes. Cette pièce m'est beaucoup moins odieuse, tout simplement peut-être parce que, devenue meilleure lectrice, j'ai repéré immédiatement le maniérisme de la manoeuvre dilatoire systématique et que j'attends patiemment, que l'artifice du phrasé et des situations est remis à sa place (on se résigne à tous les maniérismes dès qu'on les a identifiés comme tels... ou on rejette l'oeuvre). Une fois ce petit travail de repérage des embûches, on peut discerner le propos et il est frappant de finesse, pour par exemple, dépeindre le problème de l'aînesse, qu'on pourrait croire désuet, balayé par les nouvelles lois et l'usage, mais qui reste prégnant dans les têtes. Il peint des personnages par couches successives, dont chacune est déjà complexe. Parfois, lesdites couches nuancent ou même contredisent, ce qui est très troublant. L'ensemble me réconcilie avec son auteur.
Citations :
- je ne sais pas si je pourrai bien la dire
avec cette pensée étrange et claire
que mes parents, que mes parents,
et les gens encore, tous les autres, dans ma vie,
les gens les plus proches de moi,
que mes parents et tous ceux que j'approche ou qui s'approchèrent de moi, (...)
que tout le monde après s'être fait une certaine idée de moi,
un jour ou l'autre ne m'aime plus, ne m'aima plus et qu'on ne m'aime plus (...)
comme par découragement, comme par lassitude de moi
qu'on m'abandonna toujours car je demande l'abandon (...). - Je me réveillai avec l'idée étrange et désespérée et indestructible encore
qu'on m'aimait déjà vivant comme on voudrait m'aimer mort
sans pouvoir et savoir jamais rien me dire. - Je cédais.
Je devais céder.
Toujours j'ai dû céder. (...)
[J]e cédais, je t'abandonnais des parts entières, je devais me montrer, le mot qu'on me répète,
je devais me montrer "raisonnable".
Je devais faire moins de bruit, te laisser la place, ne pas te contrarier (...). -
Et nous, nous nous sommes fait du mal à notre tour,
chacun n'avait rien à se reprocher
et ce ne pouvait être que les autres qui te nuisaient et nous rendaient responsables tous ensemble,
moi, eux,
et peu à peu, c'était de ma faute, ce ne pouvait être que de ma faute.
On devait m'aimer trop puisque on ne ne t'aimait pas assez
et on voulut me reprendre alors ce qu'on ne me donnait pas,
et on ne me donna plus rien,
et j'étais là, couvert de bonté sans intérêt à ne jamais devoir me plaindre,
à sourire, à jouer,
à être satisfait, comblé,
tiens, le mot, comblé,
alors que toi, toujours, inexplicablement, tu suais le malheur
dont rien ni personne, malgré tous ces efforts n'aurait su te distraire et te sauver.