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16 juin 2021

Discours sur le colonialisme, d'Aimé CÉSAIRE (1955)

lire-le-discours-sur-le-colonialismeL'exorde est presqu'aussi comminatoire que celle des Catilinaires...

Le sublime poète martiniquais trempe sa plume dans l'acide pour dire son fait à l'Europe qu'il juge "moralement et spirituellement" indéfendable, ce qui n'est pas seulement une conscience d'élite bien-pensante, comme Montaigne, c'est une conscience mondiale, ce qui devrait (aurait dû) faire la différence. Sans doute Aimé Césaire espérait-il que la décolonisation mondiale irait plus loin.

Sa position est nuancée : pas de "séparatisme" (le mot est à la mode, on en fait n'importe quoi, j'en fais autant), pas de tentation de prôner le chacun-chez-soi quand une rencontre s'est mal passée, mais refus de l'hypocrisie de parler d'une rencontre dans le cas des échanges pré-coloniaux : à aucun moment la rencontre n'a eu lieu sur un pied d'égalité, ce qui aurait dû être, pour mériter ce mot.

En lisant cette citation, j'ai eu le sentiment terrible que la population française actuelle était, elle aussi, colonisée, oh, non, pas par les immigrés - je ne tomberai pas tête baissée dans le panneau paranoïaque qui fait se réfugier d'ignorants névrosés dans les partis d'extrême-droite et d'extrême-centre, mais par sa ploutocratie : "Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader,à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a au Viet-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère,une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et «interrogés», de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent". Et enfin, à s'y méprendre : "Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés.'

Il remonte à la deuxième guerre mondiale pour montrer comment la même logique capitaliste oppressive, l'Europe a été capable de la retourner contre elle dans le nazisme. Je pense qu'aujourd'hui, on lui sortirait le "comparaison n'est pas raison", gargarisme actuel de France Inter, ou le plus ancien "point Godwin" : mais quand on raisonne par analogique et par déduction, faire du nazisme un épiphénomène qui ne sortira pas de 1945 et qui n'avait été préparé par rien avant le XXème siècle, c'est de l'ignorance ou du refus d'accuser les bons coupables.

Aimé Césaire dénonce la barbarie de l'acculturation, de la déculturation, qui a consisté à détruire les oeuvres, les coutumes, les croyances en même temps que les vies et la balance n'est absolument pas équilibré entre ce qui a été gagné et perdu, car en réalité, ce n'est pas une culture qui a gagné, mais la cupidité.

Sa démonstration, que ce sont de bons bourgeois humanistes chrétiens, comme Renan, qui ont préparé par leurs textes des citations que j'ai un instant cru sorties de Mein Kampf, est accablante !

A l'ère des Zemmour qui pérorent très à l'aise sur les plateaux sans être interrompus tandis qu'on fait des procès d'intention aux humanistes anticapitalistes sur des mots sortis de leur contexte, la série de citations des anciens colonisateurs, dont on n'imagine aucun contexte où elles puissent avoir de l'innocence, remet les pendules à l'heure (et non pas "l'église au milieu du village", autre expression qui fait florès sur les mêmes plateaux conservateurs). Il fait également des citations - atroces - d'hommes politiques et/ou de lettres (Jules Romains...) qui n'ont pas réussi à ternir leur réputation actuelle et qui font frémir de scandale. Le même pays qui a produit un Montaigne, et n'en finit plus de s'en glorifier, a produit des wagons entiers de racistes et, tout en prêtant plus volontiers l'oreille à ces derniers, feint de ne pas les voir... C'est pour moi une révélation et une horreur de découvrir en réalité, cette pensée colonialiste, raciste, où tout cède à l'argent, où l'on fait collaborer à son propre asservissement un peuple, n'a même pas été un peu ralentie par 1945 (je comprends chaque jour un peu plus pourquoi mon grand-père résistant préparait son émigration au Canada dès la fin de la guerre en voyant que les mêmes ordures qu'avant-hier tenaient le haut du pavé ; la mort l'en a empêché) : "L'animal s'est anémié depuis ; son poil s'est fait rare, son cuir décati, mais la férocité est restée, tout juste mêlée de sadisme. Hitler a bon dos. Rosenberg a bon dos. Bon dos, Junger et les autres. Le S.S. a bon dos".

En voyant des noms, des instances, de journaux, qu'on m'a appris à admirer, à prendre comme référents, pris en flagrant délit de plume trempée dans le sang, la merde et l'exploitation, je comprends mieux la quasi-unanime réprobation de la -certes, imbécile - cancel culture, qui tire les yeux bandés tous azimuts. Elle n'abattra pas une majorité d'innocents en les descendant tous de leur piédestal...

La langue d'Aimé Césaire est celle d'un poète, elle est vive, brillante et claire, remplie d'un enthousiasme fulgurant, avec parfois le faux baroque d'un L.-F. Céline sous laquelle on sent une belle rhétorique classique. Je m'incline très bas.

Citations :

  • Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
  • [Le très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle] (...) ne pardonne pas à Hitler (...) d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d'Afrique.
  • Car enfin, il faut en prendre son parti et se dire une fois pour toutes, que la bourgeoisie est condamnée à être chaque jour plus hargneuse, plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement barbare ; que c'est une loi implacable que toute classe décadente se voit transformée en réceptable où affluent toutes les eaux sales de l'histoire ; que c'est une loi universelle que toute classe, avant de disparaître, doit préalablement se déshonorer complètement, omnilatéralement, et que c'est le tête enfouie sous le fumier que les sociétés moribondes poussent eur chant du cygne.
  • Soyons justes ; M. Caillois est modéré.
    Ayant établi la supériorité dans tous les domaines de l'Occident ; ayant ainsi rétabli une saine et précieuse hiérarchie, M. Caillois donne une preuve immédiate de cette supériorité en concluant à n'exterminer personne. Avec lui les nègres sont sûrs de n'être pas lynchés, les Juifs de ne pas alimenter de nouveaux bûchers. Seulement, attention ; il importe qu'il soit bien entendu que cette tolérance, nègres, Juifs, Australiens, la doivent, non à leurs mérites respectifs, mais à la magnanimité de M. Caillois, non à un diktat de la science, laquelle ne saurait offrir de vérités qu'éphémères, mais à un décret de la conscience de M. Caillois, laquelle ne saurait être qu'absolue ; que cette tolérance n'est conditionnée par rien, garantie par rien si ce n'est par ce que M. Caillois se doit à lui-même.
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