L'Âge de raison, de Jean-Paul Sartre (1945)
Mathieu est professeur de philosophie au Lycée Buffon. Il gravite avec plus ou moins de bonheur dans un cercle de disciples ou d'anciens condisciples, caressant l'idéologie libertaire et le mode de vie de sa jeunesse. Mais il se voit dupe de sa propre impression de vivre de manière intemporelle : sa maîtresse, son frère, une jeune fille rétive, ses amis, tous le ramènent activement ou non au constat qu'il a atteint, à 34 ans, l'âge de raison et qu'il faudrait devenir un peu stoïcien et, avec Sénèque, "[cesser] de vouloir ce que nous voulûmes". Mais Mathieu se révolte tristement contre ces mises en demeure. La question de la liberté se pose à lui : est-il oui ou non libre s'il épouse Marcelle, sa maîtresse, enceinte de ses œuvres, alors qu'il aime une jeune fille ? N'est-ce pas être libre que de faire ce qui nous paraît juste, même quand on n'en a pas la moindre envie ? La tentation stoïcienne se repose à lui en d'autres termes : "Vouloir être ce que je suis, voilà la liberté qu'il me reste." Mais la tension mentale induite par le stoïcisme est trop artificielle et obtenue douloureusement pour se targuer d'être une liberté.
On trouve d'autres personnages en proie à une problématique liée à l'âge de raison, face aux jeunes gens, à proprement parler.
L'âge de raison, quelle tristesse, si j'en crois les premières pages ! La chair des femmes mûres est triste, hélas, et les livres n'y changent rien : grasse, morbide, flasque, recelant tous les pièges imaginables contre leur liberté et la vôtre. La paternité, par exemple.
Pas de misogynie là-dessous, Mathieu Delarue, tout comme son petit disciple inappétent, Boris, ou même l'"archange Daniel", ne se fait aucune illusion sur sa propre chair, qu'il a d'ailleurs peine à prendre au sérieux : "toute cette viande". Celle d'Ivitch, jeune fille, est déjà plus désirable, mais elle est d'une sottise affreuse.
J'ai, à cause de cette coloration pessimiste et conventionnelle du couple, commencé ce roman à reculons, puis Sartre complexifie grandement l'intrigue, ne se montre pas bavard et permet aux péripéties elles-mêmes de nous parler du désarroi qu'il y a à se percevoir par rapport à des clichés et des attentes, alors que notre liberté réside dans les décisions que nous prenons. Et, ce qui me surprend chaque fois, alors que je le sais bien, au moins depuis Les Mots, Sartre est d'une humilité rare par rapport au personnage que Mathieu auquel il est facile de l'identifier, qu'il n'hésite pas à remettre à sa place, auquel il refuse le statut de héros, sans jeu de massacre (ce qui serait une autre forme d'orgueil, finalement !), et avec une lucidité mordante.
Pour moi, le meilleur roman de Sartre que j'aie lu.
Citations :
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Marcelle n'avait pas bougé, elle regardait toujours le ventre de Mathieu et cette fleur coupable, qui reposait douillettement sur ses cuisses avec un air impertinent d'innocence.
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[S]on unique soin avait été de se garder disponible. Pour un acte. Un acte libre et réfléchi qui engagerait toute sa vie et qui serait un commencement d'une existence nouvelle. Il n'avait jamais pu se prendre complètement à un amour, à un plaisir, il n'avait jamais été vraiment malheureux : il lui semblait toujours qu'il était ailleurs (...). Il attendrait (...). "Je n'attends plus. Elle a raison : je me suis vidé, stérilisé pour n'être qu'une attente. A présent, je suis vide, c'est vrai. Mais je n'attends plus rien."
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"Ils s'accrochent à leur jeunesse comme des moribonds à la vie. (...) Ils passent leur temps à ruminer leur jeunesse, ils ne font que des projets à court terme, comme s'ils n'avaient devant eux que cinq ou six ans. Après... Après, Ivitch parle de se tuer, mais je suis bien tranquille, elle n'osera jamais. Ils remueront des cendres. Finalement, je suis ridé, j'ai une peau de crocodile, j'ai des muscles qui se nouent, mais moi, j'ai encore des années à vivre..."