Ajax, de Sophocle (450-440 avant Jésus-Christ)
Devant les remparts de Troie et après la mort d'Achille, Ajax, fils de Télamon, roi de Salamine, a laissé éclater sa colère en voyant qu'on a donné les armes d'Achille à Ulysse plutôt qu'à lui-même. Il a voulu tuer les deux Atrides, Ménélas et Agamemnon, responsables du choix, ainsi qu'Ulysse et les Argiens, mais Athéna l'a aveuglé. Incapable de voir ce qu'il faisait, il a consciencieusement massacré le butin et notamment le bétail pris sur les Troyens. Il reprend peu à peu ses esprits, devant sa femme Tecmesse, consternée.
Fin de la pièce : Malgré les craintes exprimées par celle-ci sur son devenir et celui de leur fils, Eurysakès, il va se suicider. Son frère Teucros va exprimer amèrement son chagrin et s'opposer avec une violence verbale remarquable à Ménélas qui tente de lui interdire de rendre à Ajax les devoirs funèbres qui lui sont dus. Mais Ulysse intervient et prend sur lui que les obsèques aient paisiblement lieu.
Encore une tragédie de Sophocle que je ne connaissais pas (je connais mieux Euripide). Encore une fois, je note qu'il souligne avec pertinence les contradictions apparentes entre la liberté humaine de bon droit et le devoir envers les dieux. Évidemment, son hybris, celle qui lui vaut la haine des dieux et la vindicte d'Athéna, c'est le blasphème : il a estimé qu'il ne devait sa gloire aux combats qu'à lui-même.
Or, n'y a-t-il pas une disproportion entre cette risible prétention (qu'il aurait été facile aux dieux d'abattre en ne le secourant pas dans les combats) et l'odieux tour de passe-passe lui faisant prendre des bœufs pour des humains de son propre camp, qui fut censé être sa punition ?
Je trouve Sophocle extrêmement ambigu sur le sujet. Il l'est moins dans la continuité de l'hybris, le suicide et l'obligation de rendre les hommages funèbres, devoirs édictés par les dieux, ce qui exalte la sagesse d'Ulysse. De plus, le passage où son frère Teucros rappelle à bon escient qu'Ajax, aujourd'hui méprisé, était le meilleur soldat achéen après Achille et reproche leur ingratitude à tous, est très touchante.
Quel est encore ce guerrier achéen, noble et grand,
qui dépasse les Argiens de sa tête et de ses larges épaules ?
HOMÈRE, Iliade, III, 226-227 (Priam à Hélène, désignant Ajax)
Le style est extrêmement gnomique et c'est toujours touchant de voir ainsi toutes ces maximes, dont certaines étaient, paraît-il, présentes dans le langage courant de grecs.
Citations (traduction de Paul Mazon) :
- Une autre fois encore, comme la divine Athéna l'invitait à tourner son bras meurtrier du côté de l'ennemi, [Ajax] lui fait cette réponse effrayante, inouïe : "Va assister, maîtresse, les autres Argiens, ce n'est pas où je suis que le front craquera." C'est par de tels propose qu'il s'est attiré la colère implacable de la déesse : ses pensers ne sont pas d'un homme. (LE MESSAGER)
- Ah ! qu'ils rient donc tout à leur aise ! qu'il triomphent de ses malheurs ! S'ils ne l'aimaient pas vivant, mort, ils le pleureront sans doute, lorsqu'il leur manquera sur le champ de bataille. Les esprits vulgaires ne comprennent le prix de ce qu'ils possèdent que du jour où ils l'ont perdu. (TECMESSE)