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23 octobre 2016

Ô vous, frères humains, d'Albert Cohen (1972)

o_vous_freres_humainsEn 1972, à près de quatre-vingts ans, Albert Cohen raconte une anecdote d'enfance qu'il n'a jamais confiée en détails auparavant mais qui l'a marqué profondément et qui explique absolument sa vie et son œuvre.

Albert Cohen a immigré à Marseille à l'âge de cinq ans, a appris à parler, à lire et à écrire le français auquel il voue un culte, s'est attaché à la nouvelle patrie, au point de s'être construit un petit autel patriotique. Heureux, sur le point de fêter son dixième anniversaire, le voilà captivé par le discours d'un blond camelot au point de s'approcher pour lui acheter trois bâtonnets de détachant. Et voilà l'homme qui le dévisage et se met à l'insulter longuement, à proférer d'interminables invectives antisémites, que je n'ai pas l'intention de rapporter dans ce blog, et finit par le chasser : "Tu peux filer, on t'a assez vu, tu es pas chez toi ici, c'est pas ton pays ici, tu as rien à faire chez nous, allez, file, débarrasse voir un peu le plancher, va un peu voir à Jérusalem si j'y suis."

L'enfant s'enfuit et, au lieu de rentrer chez lui, abruti de stupéfaction et de douleur, va errer toute la journée et ne rentrera qu'au milieu de la nuit. La honte, la peine, l'incompréhension, le besoin de se justifier et de réclamer l'amour des autres, la peur de ce que sera désormais une vie où il découvre qu'on peut le détester sans qu'il puisse rien faire pour l'empêcher, la fin de beaucoup de rêves, la mise en place d'une sorte de complexe... tout se mêle dans sa tête dans ce qui devient un délire douloureux.


C'est un morceau d'autobiographie qui explique si bien tout ce que Cohen a pu écrire auparavant qu'on redécouvre des citations presque entières de Belle du Seigneur, du Livre de ma mère... Cette peur de la haine des autres, cette fascination morbide pour la brièveté de la vie, dont une prise de conscience réelle devrait, selon lui, engager tous les hommes à cesser de se haïr, à ne pas gâcher les bribes de temps qui leur restent à se détester. L'amour du Christ est très présent, comme figure du juif errant et persécuté, à la fois point commun et point d'achoppement entre les juifs et les chrétiens, mais pour Cohen, le commandement de "s'aimer les uns les autres" n'est pas à notre portée : si nous consentions seulement à ne pas nous haïr...

L'intervention du narrateur adulte tempère parfois ce flot de larmes et de délire, l'adulte qui a relativisé et qui, depuis cette anecdote de 1905, a vu l'antisémitisme mener jusqu'au IIIème Reich et à Vichy... Avec un sourire, "rictus", il rappelle qu'"on a fait mieux depuis", que de faire pleurer un petit garçon... Mais sans doute faut-il se méfier de qui n'a pas pitié des dix ans d'un enfant...

Évidemment, il y a beaucoup de pathos, j'ai pleuré en lisant le chagrin de ce petit amoureux des humains en général, et des Français en particulier, comme frappé de folie en découvrant la haine, mais comment ne pas voir aussi tout l'humour de l'auteur, dans certaines litotes, certaines exagérations, de l'ironie, en somme... Bref, j'ai beaucoup aimé.

Relecture du 27 août 2011.

Citations :

  • (...) lorsque je vois en son landau un bébé aimablement m'offrir son sourire édenté, angélique sourire tout en gencives, ô mon chéri, cette tentation de prendre sa mignonne main, de me pencher sur cette main neuve et tendrement la baiser, plusieurs fois la presser contre mes yeux, car il m'émeut et je l'aime, mais aussitôt cette hantise qu'il ne sera pas toujours un doux bébé inoffensif, et qu'en lui dangereusement veille et déjà se prépare un adulte à canines, un velu antisémite, un haïsseur qui ne me sourira plus.
  • Danser encore, oui, danser pour Jésus qui était en face, dans l'église, Jésus qui était bon, lui, tellement bon, il aimait même les méchants. Moi aussi, je les aimais, mais un peu seulement. Oui, danser pour Jésus qui jamais ne m'aurait chassé, lui, danser longtemps en regardant le ciel d'où Jésus me verrait, Jésus qui jamais ne m'aurait chassé.
  • Oui, toujours seul, et maintenant je savais pourquoi. On n'aime pas les juifs par ici, avait dit le camelot, c'est une sale race, avait dit le camelot, et Viviane c'était fini, fini pour toujours, elle était chrétienne, elle ne pouvait pas m'aimer, elle ne m'aimait plus, et mon âne Charmant c'était fini aussi, l'oncle Armand m'avait menti, je le savais maintenant, et Dieu aussi était un menteur, Il disait qu'Il nous aimait, ce n'était pas vrai. Menteur, Lui dis-je en Le regardant là-haut.
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Commentaires
D
Ce qui est terrible, c'est qu'on est censé être à une époque où les gens sont longtemps éduqués, où ils apprennent à raisonner jusqu'à au moins 16 ans... Il faut croire que l'éducation à l'école ne peut rien contre la racisme bu avec le lait maternel.
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M
Ce livre doit être beau à lire mais douloureux ! il est question de différence et cela me parle (tu sais pourquoi...) et ce que tu décris ainsi que l'âge de l'auteur lorsqu'il lui est arrivé cette anecdote me fait penser à ma fille et aux paroles blessantes qu'elle entend souvent, trop souvent. Ceux qui les disent ne se rendent pas compte de l'impact que plus tard ce genre de réflexion peut avoir ....
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