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Mots et Images
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  • Ceci est le journal de mes films, de mes lectures, de mes spectacles et, parfois, des expositions où je vais, sans prétention à l'exhaustivité, à la science, ni à l'objectivité. La fusion avec over-blog a supprimé mes "liens amis" et je les prie de m'en excuser. Je suis la première ennuyée...
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24 septembre 2011

La Force des choses, tome 2, de Simone de Beauvoir (1963)

force_des_choses002Voilà des mémoires qui méritent d'être lues avec patience : plus on progresse, plus ce qui pouvait irriter au début se raréfie au profit de ce qui charme... Eh, quoi donc ? Je commence.

Ce tome est le second de ses mémoires de l'âge mûr écrit en 1960-1963 ; je n'ai pas lu le premier.

La force de sa pensée, son engagement et l'embrassement sincère, sans concession avec soi ni avec les autres m'ont subjuguée. Simone de Beauvoir raconte comment Sartre et elle, ainsi qu'un certain nombre d'"intellectuels de gauche" ont vécu tout d'abord le printemps de Prague, puis la guerre d'Algérie. Malgré une sympathie évidente pour le socialisme et le désir de ne pas charger, enjolivant la moindre chose positive, usant d'euphémisme sur ce qui les embarrasse, ils sont bien obligés de dire à quel point leur déconvenue est grande, vis-à-vis de l'U.R.S.S. Avec l'arrivée de Khrouchtchev, Beauvoir respire mieux, se rassure, peut en toute bonne foi (et en se parant de l'optimisme le plus naïf) penser que le socialisme pourra servir la cause du peuple, après quelques ajustements.

C'est ce qui ne sera pas possible avec la guerre d'indépendance de l'Algérie, véritable traumatisme pour Beauvoir, qui en est à ne plus pouvoir supporter d'écouter parler "l'homme de la rue" ou même l'homme public, sur ces sujets-là. Mensonges, violences, inquisition, trahison républicaine, justification de l'inhumanité, tout ce que les gaullistes avaient combattu chez l'occupant allemand, les voilà qui lui trouvent des vertus. "Oui, pauvres Allemands", répondra-t-on à Beauvoir, "on se rend compte maintenant que ce n'était pas de leur faute."

Certaines pages sur cette guerre d'Algérie m'ont fait l'effet d'une révélation (qu'on me pardonne, j'ai étudié ce passage de l'Histoire de France à l'école, à l'époque où l'on n'osait pas encore vouloir nous enseigner "les bons côtés de la colonisation", mais où, tout de même, on renvoyait plus ou moins dos à dos O.A.S. et F.L.N. sans entrer dans les détails, en insistant surtout sur la magnanimité avec laquelle nous avions renoncé à ce "département" pour continuer à "coopérer" avec les ingrats qui nous en avaient chassés), et les détails atroces des luttes, en Algérie ou sur le territoire français, les rafles, les tortures, les actes de barbarie sur les civils, ont de quoi faire cauchemarder longtemps. D'ailleurs, les voyages qui sont faits à partir de ce moment-là sont plus la fuite d'une Française meurtrie de l'être, déçue, en exil dans son propre pays, et on la comprend. Toute personne dans mon cas devrait au moins lire ce livre, pour imaginer le climat nauséabond de la vox populi et des médias français : inimaginable !

Les seuls passages un peu complaisants sont rares, situés au début de l'ouvrage, notamment pour se mettre en scène dans d'interminables et parfois vides villégiatures avec Lanzmann ou Sartre, mais cela ne dure pas. Il y a un tournant soudain, lors d'un énième voyage en Italie, où Beauvoir décrit l'atmosphère sur les places la nuit et j'en suis restée estomaquée de plaisir : une vraie plume d'écrivain, on sort enfin des notes expéditives !... Et cela ne cessera plus : réflexions personnelles très fines, sans concessions envers soi-même, restitutions d'atmosphères... Je reviens éblouie d'un voyage dans le passé, merci !

Des réflexions intéressantes, voire irremplaçables sur le nouveau roman, la gauche française de l'époque et ses relations avec la gauche étrangère, un nouvel éclairage sur la brouille Camus-Sartre, ce qu'est être une femme libre, intellectuelle et engagée à cette époque, et des voyages partout dans le monde. Le fait d'être connus et sollicités par les intellectuels étrangers a permis à Sartre et à Beauvoir d'apprendre des choses de première main, qu'ils n'auraient jamais su autrement ; ils eurent ainsi un coup d'avance pour agir, et nous apprenons ce qu'ils ont pu savoir (Cuba, l'URSS, Pologne, Brésil...). De vieilles nouvelles toutes neuves pour moi, et captivantes !

Dans l'épilogue, Simone de Beauvoir conclut sur sa vie. Elle en fait un bilan positif, malgré la certitude qu'elle ne verrait pas la fin des combats qui lui tenaient à cœur, et positif notamment sur sa relation avec Jean-Paul Sartre, peu comprise, bien déformée, dont L'Invitée m'avait donné une image glauque et déprimante, alors que son ressenti est bien loin de là. Elle se montre un peu sombre sur la vieillesse, dont elle décrit le progrès sur elle-même, alors que tout son ouvrage peut témoigner de sa juvénilité, de sa capacité à s'indigner, s'enflammer, se mobiliser, s'intéresser au monde dans lequel elle vit.

Les citations n'ont pas été faciles à sélectionner : j'aurais dû en faire des centaines de lignes ! Je me suis contentée de passages de la fin, notamment dans l'épilogue (ne lisez que l'épilogue, si vous ne devez lire qu'une chose).

  • Depuis (...) La Force de l'âge, mon rapport au public est devenu très ambigu parce que la guerre d'Algérie a porté au rouge l'horreur que m'inspire ma classe. Il ne faut pas espérer, si on lui déplaît, toucher un public populaire : on n'est imprimé dans une collection bon marché que si l'édition ordinaire s'est bien vendue. C'est donc bon gré, mal gré aux bourgeois qu'on s'adresse.
  • Je suis de gauche, j'ai essayé de dire des choses, entre autres, que les femmes ne sont pas des éclopées de naissance.
  • Je suis complice des privilégiés et compromise par eux : c'est pourquoi j'ai vécu la guerre d'Algérie comme un drame personnel. Quand on habite un monde injuste, inutile d'espérer, par aucun procédé, se purifier de l'injustice ; ce qu'il faudrait, c'est changer le monde et je n'en ai pas le pouvoir. (...) Mais la conséquence de mon attitude, c'est un assez grand isolement ; ma condition objective me coupe du prolétariat, et la manière dont je la vis subjectivement m'oppose à la bourgeoisie. Cette relative retraite me convient car je suis toujours à court de temps, mais elle me prive d'une certaine chaleur - que j'ai retrouvée avec tant de joie, ces dernières années, dans les manifestations - et, ce qui est plus grave pour moi, elle limite mon expérience.
  • Chaque soir, au théâtre Montparnasse, un public sensible pleurait sur les malheurs anciens de la petite Anne Frank ; mais tous ces enfants qui étaient en train d'agoniser, de mourir, de devenir fous sur une terre qu'on disait française, il n'en voulait rien connaître (...). Je ne supportais plus cette hypocrisie, cette indifférence, ce pays, ma propre peau. (...) Je regardais ces jeunes garçons en tenue léopard qui souriaient et paradaient, le visage bronzé les mains nettes : ces mains... Des gens s'approchaient intéressés, curieux, amicaux. Oui, j'habitais une ville occupée, et je détestais les occupants avec plus de détresse que ceux des années 40, à cause de tous les liens que j'avais avec eux.

 

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