The Social Network, de David Fincher (2010)
Sur le campus de Harvard se côtoient rejetons de patriciens qui travaillent à la continuité d'une tradition d'excellence (les incroyables jumeaux Winklevoss, sportifs de haut niveau, étudiants travailleurs et membres de la très sélective confrérie Phoenix, dont la plastique parfaite fait des sortes de héros olympiens), les étudiants étrangers et les nobodies wannabe. On pourrait dire que Mark Zuckerberg (Jesse Eisenberg) appartient à cette dernière catégorie.
Dans le dialogue (de sourds) qui initie le film, on devine le jeune Mark assoiffé de reconnaissance personnelle (bien plus que sociale), susceptible, un narcissisme déjà blessé. Les Winklevoss, sans être nommés, sont déjà des rivaux-cibles. Erica Albright (Rooney Mara) clôt la discussion d'un impitoyable, mais précis : "You’ll think everyone hates you because you’re a nerd, but it’ll be because you’re an asshole." (J'ai, hélas, vu le film en français, mais il m'a paru important de surfer à la rechercher du texte américain avant de faire ce billet).
S'enchaînent alors, entre deux bières, et trois remontées fielleuses, le besoin de se venger de la rebuffade. Mark s'en prend d'abord à Erica sur son blog, puis à toutes les filles du campus, dont il met la plastique en ligne avec un code permettant aux internautes de Harvard de sélectionner celles qui leur paraissent les plus sexy, y compris les inaccessibles, celles qui agitent leur physique irréprochable à l'instant même sous le nez des membres de la confrérie Phoenix. Vers quatre heures du matin, le réseau de l'Université bogue. L'exploit rend Mark célèbre, au point que Cameron et Tyler Winklevoss le contactent pour les aider à mettre en ligne un réseau social réservé uniquement aux étudiants de Harvard, comme une sorte d'annuaire interactif. Intéressé par l'idée mais pas par l'association, Mark pique sans vergogne l'idée, qu'il voit d'une manière élargie, pas du tout élitiste, et la met en ligne, avec les deniers de "son seul ami", Eduardo Saverin (Andrew Garfield, touchant d'humanité) : d'abord 1000 dollars, puis 18000. Ils rencontrent l'inventeur de Napster (Justin Timberlake, étonnant de naturel) et les choses commencent à s'envenimer...
MON AVIS
Où commence le "nerdisme", où commence un véritable tempérament de manipulateur narcissique, sans affect, autocentré ? C'est la question que je me suis rapidement posée devant ce mélange d'acier trempé, de propos méchants, au scalpel, de mépris des conventions et des règles, et de "besoin d'en être", de se réchauffer aux rayons de ceux qui prodiguent aisément leur chaleur humaine qui semble être la construction du personnage de Mark Zuckerberg (celui du film, que je n'ai pas la naïveté de confondre avec le vrai).
Le vrai Zuckerberg se trompe quand il dit (propos rapportés par Première) que Fincher le présente comme un homme qui crée pour avoir du succès avec les filles, pas parce que ça l'amuse intellectuellement : on sait rapidement que l'argent ne l'intéresse qu'en tant que baromètre de sa valeur personnelle, idem pour les filles, et que rien ne l'excite autant que ses lignes de code !
En réalité, ce côté scientifique fou est sans doute le côté le plus attendrissant de sa personnalité, ce qui pourrait expliquer son inadaptation aux conventions sociales et humaines ; mais c'est doublé d'un tel esprit vindicatif, rancunier qu'on ne peut s'empêcher d'être du côté de ses ennemis. Eduardo est évincé pour avoir soi-disant bloqué les comptes : en réalité, c'est parce qu'il a été, lui, approché par la confrérie Phoenix, et pas Mark. Les Winklevoss ont tout ce que Mark n'a pas. Erica n'a pas voulu de lui.
Je cite Aaron Sorkin, le scénariste du film, basé sur la biographie écrite par Ben Mezrich (La revanche d'un solitaire, la véritable histoire du fondateur de Facebook) : « Le plus fascinant, c'est que le même homme est autant destructeur que créateur. En cela, il est un peu l'incarnation contemporaine d'un personnage à la Fitzgerald. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas tant Facebook et les nouvelles technologies que les ressorts universels de cette histoire, qui charrie des thèmes aussi universels et shakespeariens que la loyauté, la trahison, la classe sociale, la jalousie, le pouvoir, l'argent, l'amitié. The Social Network, c'est la transformation d'un antihéros en héros tragique. »
On perçoit tout cela confusément en regardant ce film, tourné par un homme qui n'a pas de compte Facebook et n'en voit pas l'intérêt. J'ai vraiment aimé ce mélange de tragédie et de comédie et je pense le revoir à la première occasion.