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13 février 2022

Changer : méthode, d'Edouard Louis (2021)

changer-methodeEdouard Louis n'en a toujours pas fini avec Eddy Bellegueule, et depuis Qui a tué mon père, avec la forme de l'adresse à son père (double énonciation dont le lecteur est le vrai destinataire) non plus. L'auteur reprend des pans un peu elliptiques de ces précédents récits, les "angles morts" qui méritaient d'être connus et compris dans leur détail, par exemple le rôle qu'Elena, la camarade de classe-amoureuse du Lycée, et sa famille, ont joué dans la transfugue (je crois que le mot n'existe pas et je l'espère presque) sociale opérée frénétiquement par le jeune homme incompris. C'est à travers différentes "adoptions" et modèles issus de classes sociales plus élevées (ses camarades de classe au Lycée et leurs familles, puis des mentors ou des amants) et/ou ayant fait des études, que l'auteur s'est construit un intérieur et un extérieur adéquats pour un autre destin.

Dans Qui a tué mon père, l'auteur posait la thèse que c'est son homosexualité comme copie d'un comportement féminin (soumission, obligation d'être avenant, de prendre sur soi) habituellement propice à la discipline scolaire, qui expliquait sa réussite dans les études. On pouvait trouver cela un peu rapide (et le contre-exemple de l'échec de sa mère dans l'enfance, ainsi que des autres femmes du village) mais ce volume approfondit et achève de me convaincre. Pour fuir le rejet dans la cour de récréation, voire les persécutions, le refuge du jeune garçon va être le CDI (où il ne lit pas tout de suite mais parle avec la documentaliste, cultivée, engagée) puis la bibliothèque du village avec une bibliothécaire de même profil.

Le fil conducteur du roman, son leitmotiv, est un sentiment de culpabilité ; au sommet de la gloire, comment tout remettre en question, quand on ne ressent qu'amère satisfaction ? Considérer les étapes pour des trahisons, les adjuvants abandonnés pour des victimes et plaider la pulsion ambitieuse irrépressible. Vis-à-vis de son père, l'affirmation parfois désespérée, qu'il fallait le fuir, ne surtout pas lui ressembler, une réaction phobique avec tout ce que cela implique de déplaisant pour celui qui comprend qu'il en est l'objet, surtout. Un livre de Natacha Calestrémé m'a révélé que nos blessures (de rejet, d'humiliation...) nous rendaient susceptibles d'infliger les mêmes aux autres... Cette autobiographie illustre aussi cela. Me souvenant que le père de l'auteur s'est mis à lire les livres de son fils et à les offrir, je me dis que, même si probablement il y a plus que l'exploitation d'une matière à succès, l'urgence de reprendre ou plutôt de construire une communication qui n'a jamais pu avoir lieu avec son père, je ne vois pas comment le père en question ne pourrait pas être personnellement blessé par cette lecture même en étant assez intelligent pour comprendre qu'il s'agit paradoxalement d'amour et d'une tentative de réparation du lien. L'auteur ne se fait pourtant pas de cadeaux, on sent souvent une honte terrible d'avoir les apparences contre lui, d'avoir seulement le crédit de son propre déni. Le ton est tout autre, beaucoup plus pathétique quand l'auteur s'adresse ensuite à Elena qui a été un élément-clé, avec sa famille, de sa transformation et qu'il a quittée. Il n'en fait pas un repoussoir et multiplie les déclarations d'amour rétrospectives ; il le fait plus fugitivement à un autre de ses amants, sans aller jusqu'à en faire un interlocuteur. Le dicton implicite que la fin illustre est que le but est finalement moins intéressant que le chemin parcouru pour l'atteindre.

Le récit est donc presque un apologue et il est tout à fait passionnant, très touchant dans l'humanité de la confession et de la désacralisation de soi (plus facile à faire quand son narcissisme a pu être comblé). Je mesure mieux ce que sa réussite lui a coûté et à quel point on ne peut partir de "si bas" sans aide : sans mains tendues (avec parfois de lourdes contre-parties), il aurait pu en rester là des milliers de fois.

Citations :

  • Tu ne sais pas qu'à l’École normale supérieure non plus je ne comprenais pas les autres. Je ressentais la même distance avec eux que celle que j'avais ressentie en arrivant à Amiens depuis le village. Je ne pouvais pas me raccrocher à leurs sujet de conversation, je me sentais bête et maladroit, grossier. Ils étaient pour la plupart nés dans des familles d'avocats, d'architectes, de chefs d'entreprise ou de professeurs d'université, ils avaient grandi dans les quartiers les plus beaux de Paris et face à eux je me sentais redevenir le garçon des toutes premières années de ma vie, sans références, sans connaissances, sans passé dont j'aurais pu tirer quelque chose, je régressas par rapport à Amiens, le corps des étudiants là-bas me renvoyait dans le passé - je ne peux pas dire que tu ne m'avais pas prévenu. Ils citaient des auteurs inconnus de moi, ils parlaient de voyages qu'ils avaient fait avec leur famille, ils avaient l'air si à l'aise avec leur corps, je me comparais et j'avais honte de mon parcours fracassé et aléatoire.
  • ((...) A l'instant où j'ai ouvert la porte de son appartement et où je l'ai vu, lui, et où j'ai vu la pauvreté qui saturait chaque centimètre de l'endroit dans lequel il vivait, l'odeur de friture, la télé immense devant la table sur laquelle il mangeait, son corps détruit par une vie de misère et d'exclusion, j'ai pensé à l'homme de la veille et à son canapé en fourrure d'ours polaire, j'ai pensé à ses vins à plusieurs centaines d'euros et alors j'ai perdu le langage. Je ne trouvais rien en moi pour mesurer cette distance, la laideur et la violence du monde. Je ne sais pas ce que c'était, cette tempête à l’intérieur de mon corps, la colère, le désespoir, le dégoût, même mes sentiments n'avaient plus de nom. J'ai su que si en rentrant à Paris j'essayais d'expliquer cet écart personne ne pourrait le comprendre, je n’aurais pas pu l’exprimer, parce qu’il est en dehors du langage. J'ai su que si le langage n'y pouvait rien alors je ne devais pas convaincre ces gens, ceux de ma nouvelle vie, mais les combattre. Peut-être que cet après-midi-là face à mon père je me suis promis qu'un jour je le vengerais).

 

 

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