Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mots et Images
Mots et Images
Derniers commentaires
Newsletter
24 décembre 2022

Retour à Reims, de Didier Eribon (2011)

1985156839Didier Eribon, sociologue et philosophe, à l'occasion d'une remise de prix, a tenté de faire un bilan de son parcours, celui d'un transfuge de classe, et considère sa famille, sa classe, sa ville natale et son environnement qu'il a tenté d'apostasier toute sa vie, d'une manière plus objective.

J'ai été gênée dès le début de ma lecture avec les similitudes de ce récit non seulement avec ceux d'Edouard Louis mais aussi avec Jean-Luc Lagarce ; j'ai essayé de me les expliquer par la chronologie, par la similitude de leur parcours (écrivains, intellectuels, gays, ex-provinciaux, transfuges de classe, en rupture familiale...) qui doit créer un nouveau topos sur le retour d'une telle personne/d'un tel personnage dans la famille quittée : les conversations auxquelles on feint de s'intéresser mais qu'on écoute à peine, les neveux inconnus dont on se contrefiche, la mère qu'on se garde comme point d'ancrage mais sans la surinvestir, le père haï voire craint dont on découvre le corps détruit par la vieillesse et la pauvreté laborieuse et qui (le fils enfui étant revenu oint d'une gloire médiatique et surtout télévisuelle, donc racheté) abjure avec le temps son homophobie et reconnaît son fils. Edouard Louis, qui doit beaucoup aux conseils d'Eribon, a-t-il conscience qu'il a creusé le sillon avant lui ? Et Eribon a-t-il conscience qu'il écrit si tard que cela frôle la réécriture ? En tout cas, son approche est moins littéraire, plus "sciences humaines" plus rigoureuse en fait, je n'ai pas l'habitude et ça m'a bien plu.

Mais Eribon a d'autres références : il cite, entre autres, Baldwin (Conversations, 1989 : to avoid the journey back is to avoid the Self, to avoid "Life") et je vois le Prologue de Juste la fin du monde.

J'ai été emballée par la rétrospective qu'Eribon fait du rôle du Parti (communiste) entre 1950 et 1970 auprès de la classe ouvrière. La définition que Deleuze donne de la gauche dans son Abécédaire est inepte et Eribon souligne que le premier n'a pas pris la peine de la vérifier auprès de qui que ce soit avant de la pondre. Or, dans l'ensemble, les ouvriers de cette période ne se sont guère intéressés au sort des prolétaires des pays lointains et ultramarins mais ont resserré la focale sur leur propre sort, prenant ces prolétaires d'ailleurs comme leurs véritables rivaux devant le gâteau à partager et perdant la hauteur de vue qui mettait en évidence la lutte des classes. Je comprends alors deux choses : comment la classe ouvrière a déserté la gauche, embourgeoisée et dénoncée comme tiersmondialiste par l'extrême-droite qui a siphonné le vivier protestataire qui restait et galvanisé les égoïsmes et la bêtise ; comment LFI a tenté et tente encore de reconquérir cette classe ouvrière tellement déboussolée qu'elle ignore même qu'elle appartient à une classe, avec les méthodes du PC de jadis : occuper le terrain et juger qu'il n'y a pas de petite lutte. Comme Edouard Louis, Didier Eribon met en évidence que c'est moins l'école qui a permis leur parcours (bien que la toile de fond soit bien là) que les rencontres avec les bourgeois qui s'y trouvaient et un travail d'imitation/émulation avec eux, la construction d'une apostasie sociale, qui donnèrent lieu à une métamorphose.

Le rôle que joua également l'homosexualité est, une fois de plus, mis en évidence : c'est en se détachant des valeurs virilistes et homophobes des hommes de sa classe qu'il a été possible d'embrasser un autre destin.

Grands moments de jubilation personnelle : quand en tant qu'ancien journaliste, il remet à sa place la prétention de Libération et du Nouvel Observateur d'être des journaux de gauche. Très franchement, ça crève les yeux, mais visiblement pas de tout le monde !

Cette lecture me fait toucher une nouvelle fois du doigt mes fragilités et mon manque de références en sciences sociales, Bourdieu qui n'a longtemps été qu'un nom pour moi et qu'en début de vingtaine, je confondais avec Meirieu (!), mais fort heureusement, elle me permet en même temps d'enrichir ma pàl et de proposer des directions... J'ai certes rendez-vous avec Foucault depuis des années (Surveiller et Punir m'attend depuis au moins dix ans)...

Seule déception pour moi : la dernière anecdote, celle qui clôt le livre et dont je n'ai sans doute pas compris - j'espère - le sens car j'ai eu l'impression qu'il rapportait la réflexion de sa mère comme on rapporte une perle ou, au mieux, un mot d'enfant et, franchement, pour une femme qui n'a pas fait d'études, ce n'est pas si bête. Ça m'a franchement agacée.

Citations :

  • Certes, je continuais d'être solidaire avec ce qu'avait été le monde de ma jeunesse, dans la mesure où je n'en vins jamais à communier dans les valeurs de la classe dominante. Je ressentais toujours de la gêne, voire de la haine, lorsque j'entendais autour de moi parler avec mépris de la désinvolture des gens du peuple, de leur mode de vie, de leur manière d'être (...) et de la haine immédiate aussi devant l'hostilité que les nantis et les installés expriment en permanence à l'égard des mouvements sociaux, des grèves, des protestations, des résistances populaires.
  • Sans doute les sentiments de dégoût que m'inspirent aujourd'hui ceux et celles qui essaient d'imposer leur définition de ce qu'est un couple, de ce qu'est une famille, de la légitimité sociale et juridique reconnue aux uns et refusée aux autres, etc., et qui invoquent des modèles qui n'ont jamais existé que dans leur imagination conservatrice et autoritaire, doivent-ils beaucoup de leur intensité à ce passé où les formes alternatives étaient vouées à être vécues dans la conscience de soi comme déviantes et a-normales, et donc inférieures et honteuses. Ce qui explique sans doute aussi pourquoi je me méfie tout autant des injonctions à l'a-normalité qui nous sont adressées par les tenants - très normatifs également, au fond - d'une non-normativité érigée en "subversion" prescrite, tant j'ai pu constater tout au long de me vie à quel point normalité et a-normalité étaient des réalités à la fois relatives, relationnelles, mobiles, contextuelles, imbriquées l'une dans l'autre, toujours partielles... et à quel point aussi l'illégitimité sociale pouvait produire des ravages psychiques chez ceux qui la vivent dans l'inquiétude ou la douleur, et engendrer dès lors une aspiration profonde à entrer dans l'espace du légitime et du "normal" (la force des institutions tenant en grande partie à cette désirabilité).
  • Peu de temps après, se sentant malgré tout bien seule et bien malheureuse, elle se décidé à aller revoir celle qui l'avait pourtant traitée de manière si affreuse ("C'était quand même ma mère, et puis je n'avais personne d'autre").
  • Dès qu'ils le purent, ils achetèrent, en multipliant les crédits, ce dont ils rêvaient : une voiture d'occasion puis une voiture neuve, une télévision, des meubles qu'ils commandaient sur catalogue (une table en Formica pour la cuisine, un canapé en simili-cuir pour le salon...). Je déplorais de les voir mus en permanence par la seule recherche du bien-être matériel et même par la jalousie - "Y a pas de raison qu'on n'ait pas le droit d'avoir ça nous aussi" -, et de constater que c'était peut-être cette envie et cette jalousie qui avaient gouverné jusqu'à leurs choix politiques, même s'ils n'établissaient pas un lieu aussi direct entre les deux registres. Chacun, dans ma famille, aimait à se vanter du prix qu'avait coûté tel ou tel objet, car cela montrait qu'on n'était pas dans le besoin, qu'on s'en était bien sorti. Les sentiments de la fierté et de l'honneur s'investissaient dans ce goût prononcé pour l'affichage chiffré. Cela ne correspondait assurément pas aux grands récits du "mouvement ouvrier" dont j'avais la tête remplie. Mais qu'est-ce qu'un récit politique qui ne tient pas compte de ce que sont réellement ceux dont il interprète les vies et qui conduit à condamner les individus dont il parle puisqu'ils échappent à la fiction ainsi construite ?
  • Quand peu après la mort de mon père, je rappelait cette scène [de violence], parmi d'autres, à ma mère pour lui expliquer pourquoi je n'avais pas souhaité assister à ses obsèques, elle s'étonna : "Tu te souviens de ça ? Mais tu étais tout petit." Oui, je m'en souvenais. Depuis toujours. Cela ne m'avait jamais quitté. Comme la trace ineffaçable d'un trauma d'enfance lié à une "scène primitive", mais qu'il conviendrait de ne surtout pas comprendre en termes psychologiques ou psychanalytiques. Car, dès lors qu'on laisse s'instaurer le règne d'Oedipe, on désocialiser et dépolitise le regard porté sur les processus de subjectivation : un théâtre familialiste remplace qui relève en réalité de l'histoire et de la géographie (urbaine), c'est-à-dire de la vie des classes sociales. Ce ne fut pas un affaiblissement de l'image paternelle, ni un raté de l'identification au Père - réel ou symbolique -, ni l'un ou l'autre des schémas interprétatifs que la pensée-réflexe du lacanisme ordinaire ne manquera pas d'invoquer pour y découvrir - après l'y avoir placée, bien sûr - la "clé" de mon homosexualité.
  • Évidemment, ce qui constituait mon horizon intellectuel était totalement étranger à mes professeurs [d'université], et cela donnait lieu à des scènes cocasses, comme le jour où, alors que je venais de citer Freud dans un exposé, l'on m'objecta qu'il "réduisait tout aux plus bas instincts de l'homme", ou encore celui où, ayant mentionné Simone de Beauvoir, je fus interrompu par le même enseignant ultra-catholique, qui régnait sur le département de philosophie, d'un très sec : "Vous semblez ignorer que mademoiselle de Beauvoir a manqué de respect à sa mère", allusion, j'imagine, au pourtant si beau Une Mort très douce, où Beauvoir - "Mademoiselle" ! J'ai ri pendant des mois de cette façon de la désigner - raconte la mort, et aussi la vie, de sa mère.
  • Et c'est en grande partie contre ce discours freudo-marxiste et, plus généralement, contre le marxisme et la psychanalyse que Foucault entreprendra d'écrire, au milieu des années 1970, son Histoire de la sexualité, avec l'intention, notamment d'y forger une nouvelle approche de la question du pouvoir et de la transformation sociale : il entendait débarrasser la pensée critique et la radicalité émancipatrice non seulement du freudo-marxisme, mais aussi, et avec tout autant de fermeté, du marxisme et de la psychanalyse, de l'"hypothèse communiste", et de l'hypothèque lacanienne. Comment dès lors, soit dit en passant, ne pas déplorer la sinistre régression que représente le retour sur la scène intellectuelle aujourd'hui de ces vieux dogmatismes figés et stérilisants, et, bien sûr, très souvent hostiles au mouvement gay et aux mouvement sexuels en général ? - un retour qui semble avoir été produit et appelé comme son envers solidaire dans un même paradigme politique par le moment réactionnaire que nous traversions depuis de longues années déjà.
  • Wideman nous oblige donc à admettre ceci : le fait irréfutable que certains - nombreux sans doute - "s'écartent des voies statistiques" et déjouent la terrible logique des "chiffres" n'annule en rien, comme voudrait nous le faire croire l'idéologie du "mérite personnel", la vérité sociologique révélée par ceux-ci. Et si j'avais suivi le même chemin que mes frères, que serais-je devenu ?
Publicité
Commentaires
Publicité
Archives
Publicité